Aujourd'hui comme hier
Eliane Vincent
Il y a certains moments de l’année qui se fichent du progrès, de la technologie ou de l’intelligence artificielle. Des moments qui parlent d’hier, et de comment on s’y prenait avant pour s’aimer et rigoler sans avoir besoin de « péser su’l’piton ». Pâques est un moment comme ça dans ma famille. Pas que nous soyons vraiment religieux, mais l’Italie a laissé des traces savoureuses dans notre ADN, et c’est à Pâques qu’elles s’expriment le plus généreusement. 91Porn fois qu’on a mis sur la table tous les plats qu’il faut, il ne reste plus beaucoup de place pour les mangeurs. Ça fait qu’on se serre les coudes – littéralement – et on prend notre temps. Frittata, pizza aux tomates, viandes froides, endives, tranches d’agrumes, fromage, œufs durs à la cannelle, saumon fumé, pain, concombres, tomates, riz au lait, pizelles, et bien sûr chocolat, il faut bien tout l’après-midi pour venir à bout du menu. Et il reste les restes, qui feront les lunchs de tout le monde pendant quelques jours. Pâques, chez nous, ça dure au moins une semaine.
Ça, c’est pour la bouffe-tradition. Mais avant de manger, il faut passer par la tradition tout court. Parce que, oui, il y a le grand secret de Pâques : vous ne le saviez peut-être pas, mais dans toute cette nourriture sur la table, il y a... des serpents! Et il faut les tuer avant de pouvoir manger. C’est pas moi qui le dis, c’est Mémé Adelina, fière migrante devant l’Éternel, et celle qui a fait traverser le grand secret de Caserte à Montréal au début du vingtième siècle. Elle avait le truc pour tuer les serpents, heureusement : il suffit que l’aîné de la famille bénisse la table1. Un rameau, un peu d’eau, quelques mots bienveillants, et à vos fourchettes! Il suffit de si peu pour être heureux...
Cette année, le grand secret a été transmis solennellement à la relève. Devant mes deux petites-filles émerveillées et un brin inquiètes – des serpents dans le jambon, vraiment, Mémé? –, j’ai expliqué qu’il ne fallait pas toucher aux plats sur la table avant que Nonna ait prononcé les mots magiques. En leur racontant mon histoire, j’avais conscience de transmettre un pan de ma mémoire, pour qu’elles puissent la continuer dans leur monde de demain, et sans savoir si elles le feront. C’est la beauté de la tradition. Elle parle d’hier, elle espère demain. Elle nous soude au présent, quand hier et demain se mélangent pour faire aujourd’hui.
Alors bénissons
ceux qu’on aime, ce n’est pas forcément religieux. C’est simplement appeler le bien sur nos vies. Quel meilleur souhait pourrait-on formuler pour commencer le printemps?
Alors je profite de ce lundi de Pâques pour vous bénir, vous que j’aime, et vous qui me lisez, que vous m’aimiez ou pas!
Et je vais faire un spécial cette année pour une catégorie de personnes qui méritent que le bien descende sur leur vie au plus maussusse; j’ai nommé les éducatrices spécialisées qui travaillent dans et autour du réseau de la DPJ (oui, je sais, il y a des gars dans le lot, mais tellement tant plus de filles que je féminise la profession sans remords).
Sachez, amis lecteurstricesetautres, qu’au début du mois d’avril, c’était leur Semaine nationale. En avez-vous entendu parler quelque part?
Dans les médias, comme personne n’a laissé mourir un enfant par négligence cette semaine-là, on n’a entendu parler de rien.
À l’Assemblée nationale, on avait d’autres chats à fouetter, silence radio.
À l’, l’association professionnelle des éducatrices spécialisées, on a demandé à Claude Legault, l’acteur, de prononcer un beau discours en caméra maison, qui a été partagé... nulle part, sauf sur le site de l’Association.
À la FSSSCSN, leur syndicat, on a publié un beau message sur le site internet de la Fédération, qui est tout, sauf viral. Et rien d’autre.
Sur le terrain, on aurait pu croire que les gestionnaires auraient souligné la Semaine par une solide tape dans le dos de ces filles et de ces gars qui ne comptent jamais leurs heures (en temps supplémentaire obligatoire, bien souvent), qui accueillent jour après jour les pires histoires de famille du Québec, qui consolent, qui soignent, qui soutiennent ces enfants à qui la vie ne fait jamais de cadeau, même à Pâques.
Ces filles et ces gars qui reçoivent même des coups, parce que la colère vient avec le malheur. Ces filles et ces gars qui sont bien souvent la ligne de vie à laquelle se raccrochent les enfants malheureux pour se hisser vers un peu plus de bonheur.
Elles auraient pourtant mérité un café, un petit discours, un câlin en début de journée, peut-être même un bouquet de fleurs – ça se fait pour les secrétaires...
Eh! bien non. Les félicitations sont venues des collègues. Bravo ma grande, bonne semaine, on est les meilleures, et vite, retourne dans la chambre de X, elle est en crise, il faut l’empêcher de se faire mal.
Alors moi, je profite de ma tribune pour vous bénir toutes et tous. Que le bonheur soit sur vos têtes pendant que vous prenez soin de nos enfants mal-aimés. Vous êtes les meilleures, même si on n’est pas assez nombreux à s’en rendre compte.
1disent qu’on bénit la table de Pâques pour s’assurer de bien digérer après les jours de jeûne du carême. Chacun sa tradition!
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