Soixante ans de lutte
Pierre Jobin
Le 29 mai prochain, la Ligue des droits et libertés du Québec célébrera ses soixante années d’existence. Fondée en 1963 sous le nom de Ligue des droits de l’homme, elle n’a pas cessé de mener des combats afin de faire reconnaître et défendre les droits et les libertés fondamentales de la personne. C’est en très grande partie grâce au travail de ses militants et de ses militantes que le Québec a adopté une charte des droits et libertés. Elle a été au cœur de nombreuses luttes sociales importantes afin de protéger les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels depuis sa fondation. Et après soixante d’existence, elle a encore et peut-être plus que jamais sa pertinence face aux attaques qui menacent les droits et libertés.
Le Québec, un pionnier dans la défense des droits et libertés
J’ai toujours eu la conviction que le Québec avait fait œuvre de pionnier en matière de défense des droits et libertés en Amérique et que la Ligue y avait joué un rôle important. Ce n’est fort probablement pas un hasard si la naissance de la Ligue a eu lieu durant la Révolution tranquille.
L’assemblée nationale du Québec, bien avant le Canada, a adopté à l’unanimité la Charte des droits et libertés de la personne en 1975. Elle est entrée en vigueur en 1976. À la même période, l’assemblée nationale insiste pour ratifier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1) ainsi que le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (2).
En 1977, le Québec devient le premier état en Amérique du Nord et le deuxième au monde à reconnaître dans la loi l’orientation sexuelle comme un motif interdit de discrimination.
Mais depuis quelques années, j’ai l’impression que beaucoup de personnes travaillent fort pour détruire cette ouverture du Québec envers la défense des droits et des libertés fondamentales et cela en utilisant divers prétextes.
C’est ainsi que s’effritent les droits de la personne
Dans un article du Devoir du 13 avril 2019, Richard Guay, avocat et ancien député péquiste et président de l’assemble nationale, nous met en garde contre un effritement des droits de la personne.
« La Charte québécoise des droits et libertés de la personne est un héritage collectif des gouvernements Bourassa et Lévesque. Si le Québec avait une constitution, la Charte en ferait partie, ce qui implique que tout changement à son texte devrait faire l’objet d’un amendement constitutionnel, une procédure plus compliquée qu’une modification à une simple loi. À défaut d’avoir une constitution qui l’inclut, la Charte des droits et libertés de la personne mérite qu’on la traite avec respect. Après tout, il s’agit des droits fondamentaux de chaque citoyenne et de chaque citoyen du Québec. On ne peut la tasser du revers de la main parce qu’on la trouve gênante. Un gouvernement et une Assemblée nationale qui suspendent sans sourciller des droits fondamentaux au nom de la laïcité pourraient demain faire à nouveau peu de cas de la Charte pour d’autres raisons, moins « nobles ». C’est ainsi que s’effritent les droits de la personne. » (3)
Louis-Philippe Lampron manifeste les mêmes inquiétudes dans son livre Maudites chartes :
« Les droits et libertés de la personne font l’objet d’attaques incessantes depuis plusieurs décennies. En effet, une rhétorique d’illégitimisation et l’instrumentalisation de certaines garanties sont de plus en plus fréquemment mobilisées pour servir les intérêts de différents groupes et dirigeant-es. Pourtant, arrachées de haute lutte par les générations qui nous ont précédés, elles représentent toujours l’un des plus importants contre-pouvoirs permettant d’empêcher les institutions de pouvoir abuser de leurs prérogatives. De même, ces droits et libertés forment souvent le dernier rempart assurant la protection d’individus ou de groupes minoritaires contre d’éventuels abus cautionnés par la majorité. » (4)
Comme le disait ce dernier en entrevue à Radio-Canada :
« Les chartes des droits et libertés, c'est une forme de contre-pouvoir, un caillou dans la chaussure des puissants. » (5)
91Porn opération de délégitimation des droits et libertés de la personne
Manifestement, nous assistons à une opération pour discréditer et délégitimer les droits et libertés de la personne. Parmi les principaux prétextes évoqués, je n’en nommerai que trois qui m’apparaissent les plus fréquemment évoqués.
Tout d’abord le Québec n’a jamais approuvé la Constitution canadienne dans laquelle est inséré la Charte des droits et libertés. Richard Guay y fait allusion dans son article. Mais on ferme ainsi les yeux sur le fait que le Québec a également sa propre charte et qu’il a ratifié les deux pactes internationaux. Doit-on ignorer les grandes avancées de la Déclaration universelle des droits de l’homme sous le prétexte de nos chicanes constitutionnelles ?
Ensuite, il ne faudrait pas laisser les juges nous gouverner. Mais si les gouvernements outrepassent les balises que nous nous sommes donnés démocratiquement qui donc va pouvoir les ramener à l’ordre ?
« C’est justement pour assurer que des gouvernements majoritaires ne s’en prennent pas de manière démesurée à des groupes minoritaires (qu’ils soient ethniques, nationaux, religieux, politiques, sexuels, etc.) que les États, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont décidé de limiter la portée des actes qu’ils pouvaient effectuer en vertu du respect des droits et libertés fondamentaux individuels et collectifs. » Louis-Philippe Lampron (6)
Enfin, le troisième prétexte pour s’attaquer aux droits et aux libertés de la personne est de les opposer aux droits collectifs. Ce prétexte est d’autant plus dangereux qu’il est souvent invoqué de manière floue, sans nommer de quel droit collectif il est question. Les différentes chartes contiennent déjà des clauses limitatives qui spécifient qu’un État peu encadrer l’exercice des droits et libertés de la personne pour des questions de sécurité, de santé publique, de bien commun, d’ordre public ou simplement d’entrave aux droits et libertés d’autrui. Ainsi nous comprenons aisément que la sécurité exige que l’on demande à un sikh d’enlever son kirpan (arme symbolique s’apparentant à un poignard) avant de prendre place dans un avion. On comprend également que l’on puisse placer en quarantaine une personne souffrant d’une maladie contagieuse grave. Mais ces limites aux droits et libertés doivent s’appuyer sur des motifs sérieux, pas simplement sur le fait qu’une majorité est en accord.
Si nous n’y prenons garde, nous risquons de voir tomber un des remparts contre les abus de pouvoir.
Comme l’affirmait Karl Popper dans Les leçons de ce siècle : « La démocratie est une façon de préserver l’État de droit. Mais il n’y a pas, dans la démocratie, de principe en vertu duquel la majorité a raison, parce que la majorité peut commettre d’énormes erreurs, mettre en place un tyran, voter pour la tyrannie, comme cela s’est produit assez fréquemment. » (7)
Ou comme le disait l’humoriste Coluche :
« Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. »
(1) Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
(2) Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels,
(3) Richard Guay, Laïcité: le gouvernement doit refaire ses devoirs
(4) Louis-Philippe Lampron, Maudites Chartes, 10 ans d’assauts contre la démocratie des droits et libertés,
(5) Entrevue de Louis-Philippe Lampron à Radio-Canada,
(6) Louis-Philippe Lampron, Pour en finir avec la critique inconsidérée du «gouvernement par les juges»,
(7)
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